Scène de rue 3. À hauteur d’enfants
Dans laquelle on découvre avec stupéfaction que l’intersection Laurier et Fabre est un vaste terrain vague.
Gérard et Roger
Oscar-Eugène, Agnès et leurs deux enfants habitent sur la rue Laurier depuis 1921. Ce jour-là, la famille Leduc se retrouve à l’extérieur pour une séance photo. Élément essentiel à la réalisation du projet, le soleil est au rendez-vous. Tour à tour, ils prennent la pose devant la caméra. Agnès a déposé un petit coussin sur l’herbe drue. Roger, le benjamin de 2 ans, s’y étend. Clic ! Il est rejoint par son frère Gérard et ses deux tantes, qui sont prises d’un fou rire. Sur la photo suivante, Roger et Gérard se tiennent de chaque côté de leur père, Oscar-Eugène. Clic !
Les petits se donnent la main, puis, le ou la photographe change d’angle pour croquer Gérard dans son petit costume de matelot. Sur un dernier cliché, Roger, de retour à la maison, prépare sa prochaine escapade en draisienne.
Autant le préciser maintenant, la collection de ma grand-mère contient une surabondance de photos d’enfants. Derrière les petits, cependant, on peut voir le décor urbain d’il y a cent ans…
Enquête sur images
Aucun indice au verso des clichés, mais à force de classer et comparer les photos de la valise de Marie-Ange, je me familiarise avec les personnages, et finis par reconnaître Gérard et Roger, identifiés ailleurs. La généalogie joue ici un rôle critique : l’âge des petits Leduc fournit l’année approximative de l’événement. Ensuite, je vais au plus simple. Avec de si jeunes enfants, la séance photo a dû se dérouler dans le voisinage de leur maison. En 1922, la famille habite sur Laurier près de Fabre, c’est là où je concentre mes recherches. Le terrain vague sur lequel se déroule la Scène de rue ne ressemble pas au paysage urbain que l’on connaît aujourd’hui, mais qu’en était-il, il y a cent ans ?
Charles Edward Goad et ses cartes
Je fais un montage de l’intersection sous la loupe, morcelée sur quatre planches dans l’atlas de Goad de 1920. Étonnantes de précision, les cartes me révèlent que de grands tronçons de la rue Laurier ne sont pas encore construits. Une observation qui explique la présence des terrains vacants que l’on voit sur les photos.
L’intersection des rues Fabre et Laurier. L’appartement des Leduc (flèche bleue). Le profil d’œil, près du centre du montage, indique l’orientation de la caméra. Les numéros de 1 à 5 correspondent à la position des sujets sur les photos ci-haut. Goad, 1920, vol. V, montage des pl. 300, 301, 302, 303, avec modifications pour la clarté.
Je patrouille virtuellement le secteur en comparant la disposition des bâtiments à l’arrière-plan de la photo 3 (la plus informative) avec les détails des cartes. Et je trouve! En positionnant le ou la photographe à l’ouest de l’intersection, dos au soleil, l’objectif de la caméra pointé vers l’est (le symbole de profil d’œil sur la carte), les éléments de la photo et d’une portion de carte concordent. À gauche et derrière Oscar-Eugène, les deux édifices dont les façades donnent sur la rue Laurier. À sa droite, le devant de deux triplex sur Fabre, qui me servent d’ancrage. Ceux-ci existent encore, et les photos prises à cent ans d’intervalle permettent de confirmer la localisation.
La logique de la bannière
La perspective sur la photo de Gérard en matelot (photo 5) est différente de celle des autres de la série. Est-ce pris au même endroit ? Pour y répondre, j’ai utilisé les publicités peintes sur les immeubles. Dans une Scène de rue précédente, nous avons vu que la publicité Bois & charbon, foin & grains A. Gobeille était peinte sur le haut du commerce lui-même (voir Scène de rue 1). Dans la même logique, l’annonce du Marché Laniel sur la photo 3 est peinte sur le 866 (l’actuel no 1590) Laurier, propriété de Moïse Laniel, et celle de la Crescent Shoes Company l’est sur le 864 Laurier (immeuble aujourd’hui disparu) qui abrite la manufacture du même nom. Les bannières publicitaires en haut des édifices serviraient de signatures. J’ai appliqué ce raisonnement au Boot & Shoe Merchant, E. Pepin, marchand de chaussures peint en haut de l’immeuble sur la photo 5. En cherchant le Pépin, j’ai trouvé la pomme !
L’annuaire Lovell et le recensement de l’année 1921 indiquent que monsieur Émery Pépin, marchand de chaussures, demeurait au 845 Laurier et opérait un magasin au 847 (l’actuel no 1571) Laurier, pile au nord-est de Laurier et Fabre ! Le ou la photographe n’a eu qu’à pivoter pour croquer le petit matelot. Le profil des édifices actuels est semblable à celui sur la photo : deux édifices à trois étages avec à l’est, un plus petit à trois étages suivis de deux maisons à deux étages. La fenestration de l’édifice Pépin ressemble à celle de l’immeuble actuel sur Laurier. Seul problème, les revêtements ne concordent pas… L’explication vient de Goad, si l’on se fie à ses croquis, la brique de façade (en rouge sur le plan de 1920) a été remplacée par de la pierre (en bleu sur le plan de 1939), l’actuel revêtement.
Publicités mur à mur
Une fois leur promotion assurée, les propriétaires offrent la surface restante comme espace publicitaire. La peinture Canada Paint est en vente chez A. Goyette et Fils, la quincaillerie située au 803 Laurier ; la bière Frontenac est embouteillée dans le Mile-End, rue Casgrain, au sud de la voie ferrée ; le tabac MacDonald est usiné rue Ontario, pas très loin, dans l’est de la ville. Dans les années vingt, les annonces visent l’achat local.
Photo du haut, sur le 847 Laurier, Canada Paint Co. limited. L’annonce pour Dominion, c’est le plus confortable est posée sur le terrain. Photo du centre, sur le 866 Laurier, Frontenac I.P.ALE. Photo du bas, sur le 864 Laurier, MacDonald’s cigarettes. À droite, Goad 1920, vol. V, pl. 301, 303.
La Scène de rue suivante présente une vue en plongée du quartier (voir Scène de rue 4).
Table des matières- Références et sources
© SHP et Dominique Nantel Bergeron, 2022.
Suivez l’œil du photographe qui vous indique la direction à regarder.
Tout au long des Scènes de rue, j’utilise le petit symbole d’œil pour positionner la caméra.
Wow. J’avais reconnu ma maison avant de la voir sur la photo plus récente.
C’est celle sur le coin, le premier triplex. Les papiers de notaire, premiers actes de vente, situent la construction de cette maison en 1912. Elle avait donc 10 ans au moment de la photo.
Merci tellement de tout ce travail!
Formidable de vous lire!
Plusieurs Scènes de rue se dérouleront sur la rue Fabre. Et, de manière étonnante, l’une d’entre elle – qui me touche particulièrement – se passera dans la maison voisine de la vôtre.
Merci pour votre commentaire.
J’habite tout juste en face des deux immeubles de la rue Fabre qui figurent sur ces étonnantes photos que vous avez eu la gentillesse partager ici.
En avez-vous d’autres?
Je serais évidemment très (euphémisme) curieux de les découvrir.
Bonjour,
Oui, j’ai d’autres photos de cette intersection. Je vais évidemment les présenter sur ce site dans des futures Scènes de rue que je prépare.
Il faudra vous montrer un peu patient! 🙂
Merci pour votre réponse!
Depuis mon arrivée dans la rue Fabre, il y a une vingtaine d’années, j’écume Internet à la recherche de photos anciennes du voisinage.
Je pense que je peux attendre encore un peu… ?
Beaucoup de détails c’est ce que j’aime et chaque coin du Plateau est une histoire en soi faite par chaque famille.
Bravo
Bien dit! et merci!
Félicitations à l’auteure.
Travail sympathique et émouvant!
Merci beaucoup, un travail que j’ai aussi trouvé émouvant, je dois le dire, à mesure que je découvrais les lieux et les gens.
Très intéressant et cela vient confirmer ce que mon père nous disait.
Quand il était jeune, il allait jouer au baseball sur Saint-Joseph et Marquette, car c’était un terrain vague et de la forêt au nord de Saint-Joseph.
Belle recherche historique, comme je les aime!
Commentaire très intéressant, peut-être y a-t-il quelque part dans une boite ou une valise, des photos anciennes de cette forêt !
C’est intéressant de retrouver autant de points de repères du quartier sur les photos.
Une surprise pour moi également!