Ma ruelle
Les oreilles en caoutchouc
La bédaine gonflée
Les fesses carrées
Ma toute première frasque dans cette ruelle a été intense mais de courte durée. À la suite d’une rénovation quelconque, des voisins avaient laissé traîner quelques fonds de gallons de peinture. Quelle aubaine pour deux petits gars en mal de nouvelles découvertes ! Le temps de le dire, mon ami Gaétan et moi avions les mains trempées dedans et, dans une expression artistique des plus précoces, avons tapissé une plaque de métal du mur de la maison d’en face de jolies et colorées empreintes de mains. Ces traces de mon insouciance enfantine sont d’ailleurs demeurées là pendant de nombreuses années m’arrachant un sourire à chaque regard. Par contre, le regard courroucé de maman sur notre œuvre ainsi que la séance de nettoyage complet qui suivit ne figurent pas parmi mes meilleurs souvenirs…
L’accès à la ruelle me fut accordé graduellement jusqu’à ce que je sois assez grand pour m’y promener librement vers l’âge de quatre ans. En fait assez grand pour aller faire des commissions tout seul pour les membres de la famille : un peu de viande chez Goldberg, des oignons chez le petit Juif, des cigarettes “Export A” chez Donat pour mon oncle Paul-Émile ou encore 6 cokes ou un gros Kik cola pour papa quand il décidait de ne pas boire de bière. Quelques fois on me donnait quelques sous pour ma peine, quelques fois non et d’autres fois je me servais à même la monnaie en espérant que personne n’y regarderait de trop près. Je soupçonne ma mère d’avoir souvent fermé les yeux sur ce petit écart de conduite. Mon oncle lui, qui était aussi mon parrain, me gratifiait toujours d’un pourboire de 5 cents. Quelle ne fut pas sa surprise, à un moment donné, de me voir les refuser systématiquement, et ce pendant une période de 2 mois, juste avant Noël. C’est que j’avais décidé de comptabiliser toutes ces sommes, que je considérais quand même comme mon dû, et de lui présenter une facture détaillée afin de les lui réclamer lors du réveillon. La réclamation fut accueillie dans un grand éclat de rire et il s’exécuta de bonne grâce.
La découverte de ces nouveaux terrains de jeux n’était pas sans dangers. L’inconnu, c’est bien connu, fait toujours un peu peur. Et cette peur était parfois justifiée. D’abord il y avait une certaine circulation automobile dont il fallait se méfier. De façon générale les véhicules y circulaient lentement, mais il arrivait parfois que de jeunes fin-finauds et aussi de plus vieux fanfarons viennent y tester la vitesse maximale de leurs nouvelles acquisitions à l’abri des yeux de la police. L’étroitesse du passage nous confinait alors dans nos cours respectives à regarder, impuissants, ces bolides s’approprier notre territoire. Il y avait aussi quelques anglais qui demeuraient un peu plus au nord de la rue et avec qui nous évitions tout contact. La langue était bien sûr un premier obstacle de taille mais il existait surtout une haine irréfléchie, viscérale et malsaine qui nous nourrissait réciproquement et qui allait plus tard dégénérer en véritable bataille rangée. Quelques bandes de vrais mauvais garçons, précurseurs des motards ainsi qu’au moins deux prédateurs sexuels ont également sévi dans le quartier sans trop de conséquences cependant, même si mon frère François a lui-même été l’objet d’une tentative d’agression.
Cela s’est passé sur la rue Bernard, tout juste à côté de chez Donat, dans l’entrée des appartements qui occupaient l’espace au-dessus. De retour à la maison, François, en racontant son histoire, avait déclenché une véritable chasse à l’homme menée par papa et Paul-Émile, qui avaient ratissé le quartier sans parvenir à mettre la main au collet du triste individu. Quelque temps après la petite Lise Charbonneau, dix ans, qui habitait au-dessus de nous s’en tirait malheureusement beaucoup moins bien, le violeur ayant cette fois réussi son coup, le long de la voie ferrée près de la rue Van Horne. Une autre battue s’organisa, sans plus de résultats. Si tout cela vous semble un peu Far-West, dites-vous bien que par moments, ça l’était vraiment ! Par exemple quand mon père et Paul-Émile sont intervenus pour maîtriser un batteur de femmes qui menaçait de tuer la sienne et qui sévissait à deux pas de chez nous, un peu plus au nord de la rue. Dieu que j’étais fier d’eux ! Je les revois tous les deux, l’un retenant l’homme par une prise de tête semblable à celle que l’on voyait à la lutte télévisée et l’autre le menaçant de son poing en disant quelque chose comme : ‘’Tu vas arrêter, non !‘’. Il faut dire qu’à cette époque, les interventions policières pour violence conjugale n’étaient pas monnaie courante, la libération de la femme n’en étant qu’à ses premiers balbutiements. Il existait néanmoins un certain code moral que la solidarité entre voisins nous dictait d’appliquer.
La promiscuité du voisinage n’était nulle part aussi évidente que dans la ruelle. Elle procurait un sentiment de sécurité, une forme d’intimité rassurante de par son côté caché qui tranchait nettement sur les activités plus ouvertes et officielles de la rue. C’est dans la ruelle qu’on expérimentait : la première cigarette, le premier baiser, la première bataille, etc. Et c’est là que pour la première fois aussi, j’ai joué au docteur ; enfin pas vraiment puisque on s’est à peine touchés et qu’on était entre gars. Mais on était curieux de voir si on était vraiment tous fait pareil. On a fait ça au vu et au su de presque tout le monde, sur la galerie arrière de Gaétan. Mal nous en pris puisqu’une voisine me dénonça à mes parents et que j’eus droit à une semaine de punition sans pouvoir sortir. Alors quand j’ai eu envie de remettre ça, mais avec des filles cette fois, j’avais eu ma leçon ! Cela s’est toujours passé à l’abri des regards, de préférence dans un hangar.
Ah, les mystérieux hangars ! À la fois attirants et repoussants, ils étaient la quintessence même de la ruelle. À la fois semblables et différents, chacun avait sa propre odeur, son histoire, ses secrets. On y retrouvait des trésors enfouis depuis des dizaines d’années parfois même plus de cent, des souvenirs oubliés, ayant appartenu à des gens dont personne ne se souciait plus depuis longtemps. L’éclairage y était toujours faible comme pour en accentuer le caractère insolite. En plus des vielles choses inutiles, dépassées, vieillottes ou mal aimées, on y rangeait d’habitude tout ce qui relevait de la quincaillerie ; les outils, la peinture, les vieux prélards, les vis, les clous, etc. Je suppose que personne n’y faisait pratiquement jamais le ménage parce qu’à chaque fois, on y retrouvait un vieux squelette du passé si dérangeant qu’on avait juste envie de refermer la porte en se jurant de ne plus y mettre les pieds à moins d’une absolue nécessité. Mais pour nous, c’était une toute autre histoire.
Comme l’accès de ces hauts lieux du débarras nous étaient généralement interdit, vous pensez bien qu’une des premières choses que notre nouvelle liberté de mouvement nous permettait de faire était justement d’essayer d’y pénétrer à tout prix ! Le mien était finalement plutôt petit et son seul intérêt résidait en une fente entre le mur gauche et le plafond permettant d’accéder à celui du voisin, du moins tant que ma taille me le permettait, ce dont je ne me suis pas privé. Les cochonneries du voisin sont toujours plus attirantes, encore plus même que la verdeur de son herbe. C’est d’ailleurs là que j’ai attrapé mon premier – et dernier – chat de gouttière. Après une poursuite épique dans la ruelle, ce gros matou tigré jaune s’y était réfugié. Ne faisant ni une ni deux je m’y précipitai à sa suite et dans la pénombre je finis par le coincer. Malgré ses miaulements menaçants et ses griffes que je devinais acérées, je m’en emparai. Mal m’en pris. Littéralement ! Je crois qu’il fallu plus de deux semaines pour cicatriser les multiples lacérations et morsures qui en résultèrent. À la suite de cet affrontement, je me contentai de les chasser de loin, à coup de dards et de projectiles d’arbalètes mais sans jamais les atteindre, rassurez-vous.
De tous les hangars, celui qui nous a vraiment marqué est celui de Gaétan. Il était double, c’est-à-dire qu’un premier corridor bordé de tablettes de différentes hauteurs et débordantes du bric-à-brac habituel menait à une vaste pièce plus ou moins carrée. Un jour, je ne sais par quelle intuition géniale, on a décidé de la nettoyer et d’en faire le quartier général de la ‘’gang‘’. On s’y réunissait pour fumer en cachette, pour y amener des filles et même pour faire de la musique. Nous avions déniché un petit ‘’Pick-up’ à l’aide duquel on pouvait faire tourner les derniers succès du palmarès tels que ‘’Hanky Panky‘’ ou encore ‘’White Pawl ‘’ et à l’aide d’une guitare et d’un ‘’snare‘’ nous nous évertuions à reproduire le plus fidèlement possible ce que nous entendions. Notre technique avoisinait le zéro absolu mais le plaisir, lui, était toujours au rendez-vous. Mais là je saute des étapes.
Le hangar à Gaétan, donc. Comme le mien, un passage étroit, tout en haut, permettait d’aller fouiner chez le voisin. Dans ce cas-ci, la voisine. Et là, c’était vraiment une mine d’or : des centaines d’objets de toutes sortes, très vieux mais beaux et en général très bien conservés. Du jeu de carte à la commode en passant par la lampe et les vêtements, on se serait cru dans un magasin d’antiquités de luxe. Il faut dire que la propriétaire de tout cela était déjà d’un âge presque canonique. On l’appelait la veille folle ou la sorcière. Je crois qu’elle était parente avec Gaétan, ce qui n’empêchait absolument pas ce dernier de participer avec cœur à tous les coups pendables que nous lui avons joués. Notre préféré était d’aller sonner chez elle et d’aller ensuite nous cacher pour l’observer, sans qu’elle ne puisse nous voir. Après trois ou quatre coups de sonnette, elle s’installait sur une chaise dans le portique, un balai à la main. Comme il y avait un balcon ouvert des trois côtés juste devant la porte, le jeu consistait à passer devant elle en courant tout en évitant les coups de balai. Les plus téméraires s’arrêtaient pour lui faire une grimace, ce qui valu à plus d’un quelques bosses sur la tête. Par contre, la plupart du temps, nos relations avec elles étaient des plus pacifiques, allant jusqu’à faire ses petites commissions étant donné ses restrictions de mouvements de plus en plus évidentes. Je soupçonne donc qu’elle prenait elle-même un malin plaisir à ces jeux qui, somme toute, représentaient probablement sa seule distraction. Elle mourut quelque temps après et nous dûmes retourner dans la ruelle pour inventer de nouvelles façons de découvrir la vie et la face cachée des relations humaines. À ce sujet, il y avait une blague un peu enfantine mais qui résume tellement bien la nature intrinsèque de la ruelle que je vous l’offre avec plaisir :
Quel est le comble du voyeurisme ?
Se promener dans la ruelle pour voir le derrière des maisons !
© SHP et Pierre Prévost, 2019.
Une tranche de vie de ta ruelle des plus intéressantes. On regrette presque de ne pas l’avoir partagé avec toi. On a hâte de lire la suite.
Ton style d’écriture directe nous accroche.
Bye
Dany et Jojo
Bonjour Pierre,
Très belle histoire avec beaucoup de détails qui me fais avec grand plaisir revive mon enfance.
Lire ton histoire ressemble grandement à la mienne chaque phrase me rappelle un souvenir agréable, une image, un sentiment de bien-être et d’innocence qu’on ne pourra plus jamais revivre. C’était le bon temps, c’était notre enfance.
J’aime parfois passer devant le logement ou j’habitaient
(5454 Casgrain) presque rien a changé la rue la ruelle la cour avant et arrière qui me semble beaucoup plus petite que dans mes souvenirs.
PS : Tu étais pas mal curieux et taquin à ce que je vois. Moi qui te croyais timide et sage hihihi
Lâche pas ton beau travail J’attends la suite de ton histoire avec impatience
Au plaisir de te lire et te revoir,
Amicalement Nicole xxx
Beau texte Pierre, qui me rappelle de beaux souvenirs de l’époque où je venais à Montréal pour voir le docteur Jean Roy pneumologue et que ma mère et moi demeurions chez ma tante Lydia et mon oncle Lionel.
Pour le petit gars de Chandler, la ruelle était un véritable mystère et aussi un vrai pays magique. Le guenilleux, le vendeur de légumes sont encore dans ma mémoire et bien sûr les juifs a costumes et coiffures bizarres dont on ne soupçonnait même pas l’existence dans ma Gaspésie natale.
Plus tard la vie à voulu que je demeure sur la rue De L’Esplanade près de Saint-Viateur et quand au hasard de mes déambulations je passais par la rue Bernard , un petit détour par Waverley s’ imposait puisque c’était toujours un souvenir agréable que de passer devant la maison ou par la ruelle.
Merci cousin de me remémorer ces belles périodes.
Quels beaux souvenirs même si nous n’étions pas tout à fait dans les mêmes ruelles mais les ruelles se ressemblaient toutes je crois, avec ses hangars où, pour ma part j’ai chanté du Diane Dufresne à tue tête, où nous avions aussi notre sorcière au cheveux de feu sur la rue Saint-Dominique, et que mon frère Denis à “torturé ” plus souvent qu’à son tour ?, on jouait dehors beau temps mauvais temps.
Quelle belle enfance on a eu! Nous étions loin d’être riches mais on ne manquait de rien.
Merci à Gerard et Marie mes parents ainsi que mes frères et sœurs plus vieux que moi qui ont nourri mon enfances de merveilleux souvenirs.?
Merci Pierre pour tes souvenirs d’enfance et d’adolescence.
Ça ressemble beaucoup à mes souvenirs qui eux se sont passés dans les ruelles de la rue Saint-Dominique/Saint-Laurent et Saint-Dominique/Casgrain de Bellechasse à Saint-Zotique.
C’était notre petit monde que tu décris avec précisions. Les coins noirs, les hangars, les cours arrière des maisons, les mauvais coups, les commerces, les voisins et les voisines, les amis et amies, les chicanes, les jeux, les tricycles et bicycles, le hockey balle ou hockey “puck” etc…
On avait l’impression que rien ne pouvait nous arrêter…. à part ce cris retentissant de maman dans la ruelle:
“Denis viens souper”.
Puis on retournait après souper jusqu’à la noirceur.
À chaque jour, on gagnait un peu plus de liberté on explorait un peu plus loin.
C’était tellement ça la vie à cette époque.
Vraiment un récit entraînant, et qui raconte bien l’atmosphère des ruelles de cette époque. C’était véritablement le royaume des enfants. Bien sûr, ce royaume était aussi partagé épisodiquement par les mères, lors des épisodes “d’étendage” du lundi sur les cordes à linge.