Scène de rue 1. Ma grand-mère beauharlinoise
Dans laquelle les orphelins quittent Beauharnois pour la grande ville.
Introduction
Comme Michel Tremblay, mon père est venu au monde sur la rue Fabre. Le livre La grosse femme d’à côté est enceinte me fait d’ailleurs penser à ma grand-mère sur une photo où on la voit assise sur la bordure d’un toit de gravelle, avec, à l’arrière-plan, des balcons et une cheminée donnant sur une ruelle. Elle tient un bébé contre son sein, mon père dont le visage est inondé de soleil. Marie-Ange donnera naissance à huit enfants.
Quand j’étais petite, ma grand-mère me faisait un peu peur. Son côté abrupt, sa voix cassante. Elle m’aimait, mais, pour le comprendre, je devais chercher derrière le « Dis-moi pas vous, on est d’la même famille ! » qu’elle m’adressait comme un reproche si je la vouvoyais. Une fois installée à Montréal, je me suis rapprochée d’elle. Si je lui avais posé des questions sur son passé, Marie-Ange m’aurait tout raconté, ça me vient seulement maintenant, trente ans après sa mort. Mon père n’était guère plus bavard, ce que je connais de la famille, je l’ai obtenu en lui tirant les vers du nez. Quelques lignes sur sa petite enfance dans Laurier Est, des souvenirs de petit garçon, le feu, la glace, des éléments qui frappent l’imaginaire… L’appartement – au deuxième ou troisième étage, il ne savait plus -, traversé de bord en bord par le long tuyau de la tortue (poêle à charbon). Les morceaux de glace distribués par le marchand et qu’on plaçait dans la partie supérieure de la glacière. Le plus ancien souvenir de mon père : il a 4 ou 5 ans, il tombe du balcon… On y reviendra !
Sans Marie-Ange, l’histoire se terminerait là, en queue de poisson. Mais ma grand-mère préparait son coup. Depuis toute jeune, elle ramassait les photos de ceux et celles qu’elle avait aimés, des enfants surtout, les siens, mais aussi ses neveux et nièces adorés. Elle conservait le tout dans une valise qu’elle me destinait, enfin, c’est ce que je me plais à croire… Une transmission de peu de mots, des dates et quelques noms, mais ne dit-on pas qu’une image en vaut mille ? Le film muet débute en 1901, l’année de la naissance de Marie-Ange à Beauharnois, et se déroule sur cinq décennies. Un film lent, en 1247 images. En cherchant à savoir qui était qui dans cette galerie de personnages, j’ai découvert que plusieurs membres de la fratrie Leduc avaient, un jour ou l’autre, habité dans Laurier Est. Avant de parcourir les rues du quartier sur les talons des petits Leduc (désolée pour les impatients !), laissez-moi faire un saut en arrière, et un détour par Beauharnois d’où ma grand-mère est originaire.
Des Leduc de Beauharnois
La mère de Marie-Ange, Florentine Vinet, nait, en 1871, dans une famille de cultivateurs beauharlinois. Florentine se marie avec Louis-Oscar Leduc, un commerçant de charbon du même lieu. Marie-Ange, l’avant-dernière de la fratrie Leduc, voit le jour au tournant du XXe siècle, en 1901, dans la paroisse Saint-Clément de Beauharnois. Elle a trois sœurs et deux frères.
Fait exceptionnel pour l’époque, et qui dénote une certaine aisance chez les Leduc, les garçons comme les filles ont accès à l’éducation. Les frères de Marie-Ange fréquentent le collège, les filles sont inscrites au couvent des Sœurs des Saints Noms de Jésus et de Marie de Beauharnois. Mon père se souvenait d’avoir vu dans son enfance la maison des Leduc au centre de Beauharnois : une grande maison séparée en deux dont une moitié était offerte en location. C’est tout ce que j’en sais.
Les orphelins
Le décès tragique du père, Louis-Oscar, victime d’une pleurésie à l’âge de 41 ans, suivi par celui de la mère, Florentine, sept ans plus tard, viennent bouleverser la vie des enfants Leduc. L’aînée de la fratrie, Anita, alors âgée de 25 ans, devient chef de famille. Elle veille à ce que ses sœurs, Marie-Ange, 14 ans, et Lucienne, 12 ans, poursuivent leurs études jusqu’à la dixième année. Trois ans après le décès de Florentine, Anita épouse Aldéric Gobeille, un marchand de charbon de Montréal. Elle emménage avec son mari dans une maison située sur le boulevard Saint-Laurent, au nord de l’actuelle Jean-Talon. Anita accueille dans son nouveau foyer ses frères et sœurs au gré de leurs besoins.
Dépaysement total pour ma grand-mère qui, après avoir vécu au confluent d’une rivière coulant presque sur le parvis de l’église et d’un fleuve s’élargissant jusqu’à former un lac à ses pieds, se retrouve du jour au lendemain dans la poussière de la grande ville. Lucienne, la cadette, aura sans doute suivi la migration de Marie-Ange à Montréal.
Le boulevard Saint-Laurent
Le quartier n’a pas la densité qu’on lui connaît, le marché Jean-Talon n’existe pas encore. L’immeuble où habite ma grand-mère abrite le commerce de charbon de son beau-frère, Aldéric Gobeille (Hay, wood & coal shed, sur la carte de Goad). Au rez-de-chaussée, le local commercial sera plus tard offert en location. C’est grâce à ce dernier que j’ai pu identifier, sur une photo des archives de la ville de Montréal, la maison où Marie-Ange a vécu. En effet, selon l’annuaire Lovell de 1943, le Roxy Good Food Inc., que l’on voit sur la photo, est situé au 7191 [autrefois le 3414] boulevard Saint-Laurent, l’adresse du commerce d’Aldéric. La rue Isabeau deviendra Jean-Talon, qui forme un angle à cet endroit entre Saint-Dominique et Saint-Laurent. La publicité A. Gobeille en bannière sur le haut de l’édifice est donc peinte sur le commerce lui-même, une pratique qu’on retrouve, comme on le verra, sur d’autres photos (voir Scène de rue 3).
Marie-Ange Leduc chez Leduc & Leduc
Ma grand-mère ne reste pas à se tourner les pouces. Dans les petites annonces de La Presse, la pharmacie Leduc recherche des commis pharmaciens d’expérience et des jeunes filles pour l’embouteillage. Marie-Ange se présente, fait valoir qu’elle sait lire et écrire. Elle n’a aucun lien de parenté avec le propriétaire, mais peut-être que son nom de famille aura joué en sa faveur, car elle se voit offrir un poste de travail de bureau. À peu près à la même époque, Louis Bergeron, qui a travaillé dans un drug store à Rivière-Rouge, au Michigan, dépose aussi sa candidature. Le Dr Leduc l’engage comme commis pharmacien avec expérience. Je reviendrai sur Louis et sa famille dans une autre Scène de rue (voir Scène de rue 7). Pour l’instant, mes grands-parents se retrouvent tous deux en un point géographique précis du globe, au carré Chaboillez, à l’angle Notre-Dame et de l’Inspecteur, et font plus ample connaissance.
Ci-contre, en haut une annonce de La Presse, 9 décembre 1918; en bas, Louis Bergeron, Rivière-Rouge, Détroit, vers 1924.
Le département photo
À partir de 1921, les bureaux du carré Chaboillez abritent la maison mère des pharmaciens-fabricants Leduc & Leduc. Au fil du temps, les fils du patron ont essaimé et ouvert leurs propres succursales. Les pharmacies Leduc proposent une panoplie de produits, vin St-Michel, nourriture Nestlé, Freezone, crème orientale, Lilas de France Pinaud, Zam-Buk, tablettes Rival, pilules Rouges et autres, mais elles offrent aussi, ce qui retient mon attention, de la pellicule Kodak pour amateur ainsi que son développement ! À titre d’employée, Marie-Ange bénéficiait possiblement d’un rabais, ce qui expliquerait l’abondance de photos de cette période. Elle aurait même pris place derrière la caméra. En effet, si on se fie aux archives de la famille, cinq fois sur six, l’appareil photo est entre les mains d’une femme.
Le lac Millette
Chaque été, les frères et sœurs Leduc se retrouvent au chalet d’Anita et Aldéric Gobeille, au lac Millette à Saint-Sauveur. Des moments immortalisés sur pellicule, ce qui me permet de vous les présenter tous les six.
Dans la Scène de rue 2, nous suivrons le parcours des frères Leduc au moment de leur installation dans le quartier Laurier.
Table des matières- Références et sources
© SHP et Dominique Nantel Bergeron, 2022.
Bonjour,
Je fais des recherches sur ma famille Julien Leduc et Céleste Roy. Votre famille a un lien avec la nôtre. Pourrait-on avoir plus d’informations sur la famille Leduc Roy svp? Je suis de Hearst Ontario. La sœur de mon grand-père JB Roy a marié un Millet de Saint-Adèle et il allait au lac Millette.
Denis, petit fils d’Anita.
J’avais droit à ses attentions! L’Automne elle cueillait des pommes au lac Millette pour me faire de la gelée que nous mangions ensemble sur des toasts.
Je suis abasourdie… et ravie! Je ne pensais jamais que ce texte rejoindrait un des petit-fils d’Anita Leduc et d’Aldéric Gobeille. Si vous le permettez, j’aimerais échanger par courriel avec vous. J’ai près d’une centaine de photos du lac Millette avec François, Rollande, Marguerite en plus d’Anita et Aldéric, prises avant 1928. Et peut-être de votre côté avez-vous quelques photos anciennes de la famille… votre cousine Dominique.
Oui! D’autant plus que j’apprécie lire l’histoire que je connais de votre point de vue.
Bonjour, Petit fils d’Anita Leduc et Aldéric Gobeille, J’ai un lien de parenté avec vous Mme Bergeron et je peux vous confirmer que mes grands-parents se sont marié le 15 avril 1918 à l’église Saint-Viateur d’Outremont.(Généalogie Drouin).
J’ai souvenir d’un Louis Bergeron possédant un terrain au bord du Lac Millette, notre voisin. serait-il votre oncle ou votre père, né dans les années 1920 ?
Vous avez mentionné avoir plusieurs photos prisent aux lac Millette, incluant Pierre Gobeille que j’aimerais voir, mon père.
Comment peut-on échanger des réponses, des photos à nos interrogations par courriel, par téléphone ou en personnes dans un endroit de votre choix ?
L’un des fils d’Anita et Aldéric est toujours vivant, pourrait-il source à vos questions ?
Petite réunion de famille impromptue sur les Scènes de rue ! Nos grand-mères, Marie-Ange et Anita, étaient sœurs. Je les imagine qui sourient dans leur tombe. Heureuse de faire votre connaissance.
Également une douzaine de photos du petit Pierre Gobeille.
Une belle équipe en effet, celle d’Ange et de Dominique !
Sans oublier Pauline notre relectrice préférée qui relève par-ci par-là de p’tites « pinotes ». 🙂
Étant donné la belle qualité des photos, les lecteurs peuvent les agrandir en cliquant dessus. Merci bien sûr à Dominique, mais aussi à Ange Pasquini qui œuvre à faire la mise en place de tout ça.
Tu écris bien, bravo Dominique!
Merci!
Intéressant se lit comme un petit roman…
Félicitations!
Très gentil!
Très intéressant et quel beau travail! Bravo!
J’ai bien hâte de lire la suite.
Très intéressant, vous avez la chance de pouvoir raconter une histoire de votre famille par étape.
Merci pour votre commentaire!
Vous avez écrit « beauharlinoise »
Voilà un mot que je ne connaissais pas, et même s’il est un peu difficile à prononcer il donne de l’originalité à cette belle région.
Vous avez raison, aussi, je l’écris sans le prononcer!