Scène de rue 7. Deux fiançailles, un mariage …
Dans laquelle un grand chapeau de velours orné d’autruche joue un rôle dans l’identification des lieux.
Louis Bergeron, mon grand-père
Mes grands-parents ont en commun d’avoir trois sœurs et deux frères. Louis, premier de la fratrie Bergeron, est venu au monde en 1900 – une année de naissance qui facilite le calcul de l’âge ! Vers 1915, un oncle de Détroit en visite à Montréal lui propose de le ramener avec lui. Il ne manque pas de travail aux États-Unis, fait-il valoir, encore moins à Détroit où l’industrie de l’automobile est en plein essor. L’année qui suit, la famille Bergeron immigre, et s’installe sur la rue Division à Rivière-Rouge. Le voisinage est composé de Canadiens français, d’Irlandais, de Russes, d’Autrichiens, d’Écossais. Plusieurs travaillent comme ouvriers au « Ship yard » ou comme menuisiers dans la construction, métier que pratique Ernest, le père de Louis. Mon grand-père ne suit pas les traces d’Ernest. Selon le recensement américain de 1920, Louis, inscrit sous le nom d’Albert, est commis de pharmacie.
On est des Français !
Le déracinement n’est pas ressenti de façon égale par les différents membres de la famille. Réticence chez Louisa Brossoit, qui refusera jusqu’à sa mort de prononcer un seul mot d’anglais, alors que ses filles, qui embrassent à pleine bouche la vie américaine, oublieront leur langue maternelle et, par le mariage, perdront jusqu’à leur nom. Est-ce que l’attitude de sa mère influença mon grand-père ? D’après l’anecdote, Louis se dit un jour : « Ça n’a pas de maudit bon sang! On est des Français, je m’en retourne à Montréal ». Des mots aux gestes, il sera le seul de sa famille à revenir s’installer au pays. Entre 1921 et 1925, Louis habite dans le quartier Saint-Louis et à Saint-Henri. Lui qui avait l’ambition d’étudier pour devenir avocat, entre comme commis chez Leduc & Leduc, il ne quittera la pharmacie qu’à sa retraite.
Peint en blanc sur la vitre du commerce : Vin des Carmes, Castoria, Hutch 10 for 10¢ et, en haut, les premières lettres de « Kodak ».
Présentations à la famille
Marie-Ange et Louis, qui se côtoient dans leur travail chez Leduc & Leduc (voir Scène de rue 1), célèbrent leurs fiançailles en 1923. Amélia, la sœur de Louis, est venue de Rivière-Rouge pour l’occasion. Séance photo sur l’avenue du Parc. Au-dessus de la tête des futures belles-sœurs souriantes, les pieds de la Justice et ceux d’un jeune garçon. Le groupe statuaire du monument à sir George-Étienne Cartier a été identifié par mon frère Éric, qui a reconnu les pieds !
Marie-Ange paraît songeuse sur les photos en présence de Louis, même sur celles prises au bord du lac Millette où elle a emmené son fiancé pour la grande rencontre familiale.
Ma grand-mère prend place à la pointe avant de la verchère pour un tour sur le lac Millette. Sur le cliché suivant, cigarette au bec, mon grand-père est seul dans le bateau. Se sauve-t-il ? Marie-Ange a-t-elle sauté à l’eau de peur de se mouiller ?
Marie-Ange hors-jeu
Ma grand-mère ne s’est pas enfuie à la nage, mais dans les mois qui suivent, elle sera mise hors-jeu. D’abord à cause d’un accident dont elle est victime : en montant ou descendant d’un tramway, elle est renversée par une voiture. Plus tard, elle sera clouée au lit par la tuberculose. Elle passe sa convalescence à Moncton, au Nouveau-Brunswick, chez sa sœur Aline. De longues heures d’oisiveté forcée au cours desquelles elle réfléchit sans doute à son avenir. Elle ne travaillera pas toute sa vie, si elle veut fonder une famille, elle doit penser au mariage. Une fois guérie, elle reprend son poste chez Leduc & Leduc, impatiente de savoir si Louis l’a attendue…
Eucher Leduc et sa flamme
Eucher se fiance à Berthe Cardinal en décembre 1922. Contrairement à sa sœur Marie-Ange, le commerçant de charbon n’a aucune hésitation et, neuf mois à peine après les fiançailles, il épouse la belle.
Le mariage a lieu à l’église Saint-Léon de Westmount. La Presse du 27 septembre 1923 nous apprend que la mariée porte une robe de crêpe georgette-papillon en broché-velours bleu-saphir, un grand chapeau de velours de même nuance orné d’autruche et une parure de martre de Russie. Oscar-Eugène est le témoin de son frère, Émile Élie, deuxième mari de la mère de Berthe, accompagne sa belle-fille à l’autel. L’alliance s’inscrit dans la filière des combustibles puisque, d’une part, Berthe est la nièce de Joseph Adrien Charbonneau, l’associé d’affaires d’Eucher, et, d’autre part, Émile Élie, le beau-père, est vice-président de la maison Joseph Élie Ltd. qui se spécialise dans le commerce du bois, du charbon et de l’huile à chauffage (voir Scène de rue 2).
Le chapeau de Berthe
Une photo prise à l’occasion du mariage se trouvait dans la valise de ma grand-mère (photo 8). Derrière les convives, un beau bâtiment en pierre que je souhaitais identifier.
Sur les ailes de Google, je survole les environs de l’église Saint-Léon sans rien trouver. Je pense alors au chapeau de Berthe !Un « grand chapeau », spécifie La Presse… Sur la photo 8, la jolie mariée ne porte pas un chapeau que je qualifierais de « grand » ! Par ailleurs, l’entrefilet mentionne que, pour voyager, Berthe avait revêtu une robe de soie moirée bleu marine, un manteau de velours-chinchilla garni de renard gris et un chapeau gris orné de plume. Une description qui correspond mieux à la tenue de la mariée sur la photo, en tout cas, dans ma tête. Poursuivant ce raisonnement, je me dis qu’après la cérémonie religieuse, les convives s’étaient probablement réunis chez le beau-père. Je cherche l’adresse d’Émile Élie dans le Lovell de 1923, et bingo !
Beau-papa habite au 16 de l’avenue Seymour dans le quartier Shaughnessy Village. La propriété a perdu de sa superbe avec la disparition du balconnet, mais la pierre de la façade et ses ornementations, qui ont tenu le coup, sont parfaitement reconnaissables.
Eucher à Outremont
Eucher quitte le logement de son frère, Oscar-Eugène, sur Fabre et emménage avec Berthe dans un appartement sur Delorimier au sud de Mont-Royal. Son commerce de bois et de charbon a pris de l’expansion. Charbonneau & Leduc ouvre une succursale dans Hochelaga sur la rue La Fontaine, entre Davidson et Cuvillier. Suite à la naissance de leur fils, Jacques, le jeune ménage quitte le quartier Laurier pour s’installer à Outremont, sur l’avenue Wilder (l’actuelle Antonine-Maillet).
Dans la Scène de rue suivante, nous découvrons que la voie ferrée fait partie intégrante du décor, rue Fabre (voir Scène de rue 8).
Table des matières- Références et sources
© SHP et Dominique Nantel Bergeron, 2023.
Comme d’habitude, très beau texte avec photos.
Je vous remercie, Pauline!
J’aime.
J’apprécie la recherche de la compréhension des évènements. La vie « simple » des gens nous est révélée avec ses petites perles. Toute la série est bien.
Félicitations!
Cette vie simple nous est révélée par les photos amateur, un trésor qui nous vient du passé.
Tes Scènes de rue sont vraiment intéressantes. Et tu as une façon d’écrire qui donne le goût de lire.
Anecdote: le frère aîné de mon père est parti aux USA à la même époque et il a travaillé comme commis dans une pharmacie… toute sa vie.
Louise
Merci, merci, Louise! Toujours intéressant de voir comment une anecdote en tire une autre du tiroir!
Deux fiançailles, un mariage … et pas d’enterrement ouf !
Oui, ouf!, comme vous dites.