La rue Papineau

Paul-Émile Leduc, sur l’avenue Papineau, près du passage à niveau, photo 1, 1924.

Paul-Émile s’ennuie, Gérard et Roger ont disparu il ne sait où. Depuis que ses frères ont commencé l’école, ils ne veulent plus de lui dans leurs pattes. Ils l’ont « semé », comme ils disent. Pour se débarrasser de lui, ils le poussent à la renverse et se sauvent en courant avant qu’il n’ait le temps de se relever. Paul-Émile a tout de même une idée en tête, pour ça, il doit d’abord convaincre sa mère. Comme de raison elle a beaucoup à faire : préparer le repas, mettre le linge à sécher, il y a le bébé qui pleure… Justement, fait valoir Paul-Émile, sa petite sœur adore les promenades, et c’est lui qui va la porter. Tante Marie-Ange, en visite chez eux, se rallie à sa cause, une marche leur dégourdira les jambes et les mettra en appétit. Elle emporte avec elle son appareil photo.

Agnès et sa fille Madeleine, sur l’avenue Papineau, près du passage à niveau, photo 2, 1924.

Ils suivent la rue Fabre jusqu’à Saint-Grégoire, puis tournent vers l’est. L’excitation monte d’un cran quand Paul-Émile voit au loin le réservoir perché sur le toit de l’usine. Deux coins de rue et ils arrivent ! À cet endroit, la rue Papineau file vers le nord comme si de rien n’était, c’est pourtant là que ça se passe, le grand déferlement qui donne à Paul-Émile des papillons dans le ventre. Il n’a qu’à se planter là et à attendre…

La photographe profite de la pause pour appuyer sur le déclencheur. Elle croque Paul-Émile, puis Madeleine assise sur la chaîne de trottoir aux côtés de sa mère… La petite commence à s’impatienter et chigne, Paul-Émile sait ce qui va se passer, sa mère va dire qu’il est temps de rentrer, et tout.

Comme il vient pour perdre espoir, la terre se met à trembler. Il arrive ! Il arrive ! L’air se remplit d’un grondement sourd qui va en s’amplifiant. Puis, surgissant de nulle part, la locomotive vrombissante fait son apparition, mur de métal aussi haut qu’une maison et qui franchit le passage à niveau au ralenti. Paul-Émile est si proche qu’il pourrait toucher le monstre du doigt. Madeleine en reste bouche bée, il le savait que sa petite sœur aimerait ça. Derrière la locomotive, les wagons prennent leur rythme. Le train passe, libère la traverse et disparaît comme il est venu. C’est décidé, quand il sera grand, il sera conducteur de train et, avec sa puissante machine, il battra ses frères au jeu du plus rapide. Pour l’instant, Paul-Émile a faim.

La zone industrielle

À l’arrière-plan des photos, la vue d’un quartier industriel. Pour localiser cet endroit, qui m’a donné du fil à retordre, j’ai scruté la photo aérienne de 1925, décrite dans la Scène de rue 8, et les cartes de Goad. Tout y est ! Les poteaux électriques sur l’avenue Papineau m’ont mise sur la voie, et j’ai suivi le fil.

Maison des Leduc (flèche jaune), détail d’une photo aérienne du quartier au nord de la rue Fabre, Archives de la Ville de Montréal, VM97,S3,D01,P058, 1925.

La photographe se tient du côté ouest de l’avenue Papineau, près de la traverse de chemin de fer. Agnès et les enfants sont aussi à l’ouest de la rue, et les poteaux électriques sur le côté opposé. À l’est de Papineau, l’élévateur à grain de la Bruneau, Currie & Co Ltd, Flour Millers, desservie par la voie ferrée. À droite d’Agnès, une série de réservoirs en métal qui se trouvent à l’arrière de la manufacture de Vaseline, Chesebrough mfg Co. Sur le toit de cette dernière, une citerne d’eau. À gauche de la tête de Paul-Émile, un bâtiment modeste, qui pourrait correspondre à la Molson Park Quick Lunch, une taverne sur Papineau identifiée sur la carte de Goad.

Au sud du passage à niveau, sur l’avenue Papineau. En haut, détails de la vue aérienne de 1925 (encadré jaune ci-dessus). Au centre, superposition des photos 1 et 2 en un plan. En bas, Goad, 1920, vol. V, pl. 348 & 1924, vol. VI, pl. 431. Les profils d’œil indiquent l’orientation de la
caméra, les numéros correspondent à la position des sujets.

La Bruneau, Currie & Co.

La société Bruneau, Currie & Company est fondée à Montréal, en 1880, par Louis-Philippe Bruneau et James Currie. Des marchands de fleur, comme la Gazette officielle du Québec de 1886 les identifie, et pour cause, la compagnie se spécialise dans la vente en gros de farine (« flour ») et de divers produits alimentaires. En 1923, l’entrepôt de la société déménage au 5595 de l’avenue Papineau, au coin des voies du « C. P. R. » (pour Canadian Pacific Railway), et fermera ses portes au milieu des années 1930.

La Chesebrough Manufacturing Co. Consolidated

En 1859, le chimiste Robert Augustus Chesebrough (1837-1933) eut l’idée de développer la Vaseline après avoir observé que des travailleurs sur un site pétrolier appliquaient la substance noire, visqueuse et collante qui adhérait aux tiges de forage sur leurs coupures et ecchymoses pour qu’elles guérissent plus rapidement. Chesebrough échantillonna cette substance et développa un produit qu’il nomma la « gelée de pétrole ». Il établit la Chesebrough Mfg Co. Consolidated vers 1880.

La manufacture de Vaseline du 1880 (l’actuel 5520) Chabot, près de la voie du C. P. R. , Goad, vol. VI, pl. 431, 1924. Publicité pour Vaseline,
Le Peuple, 26 août 1932.

La compagnie se développa et débuta la fabrication de Vaseline au Canada en 1910, avec une usine à Montréal. Petite anecdote, il semblerait que l’inventeur Chesebrough mangeait une dose quotidienne de gelée de pétrole, à laquelle il attribua sa longévité, il mourut à l’âge de 96 ans.

Dans la Scène de rue qui suivra, mes grands-parents emménagent sur la rue Fabre, près de Laurier (voir Scène de rue 10).

Table des matières- Références et sources

© SHP et Dominique Nantel Bergeron, 2023.