Rues et ruelles
Au début des années cinquante, la congestion automobile et l’heure de pointe ne présentaient pas vraiment un problème sur la rue Papineau. Les véhicules motorisés circulaient sans encombre en compagnie de quelques voitures tirées par des chevaux, celles du laitier et du boulanger entre autres. Peu à peu évidemment, les chevaux se sont transformés en chevaux-vapeur.
Pour le transport en commun, le tramway connaissait ses derniers beaux jours. Nous ne l’utilisions pas souvent puisque notre vie se déroulait à proximité, dans le quartier et avec la famille, sauf pour une sortie que ma mère aimait s’offrir.
Elle se pomponnait et m’habillait proprement. Main dans la main, nous marchions jusqu’au coin de la rue Laurier pour prendre le tramway. Comme il s’arrêtait au milieu de la rue, il fallait être prudentes et observer les voitures qui venaient vers nous d’où la main qu’on ne devait pas lâcher, j’étais toute petite. Rendues à la rue Sainte-Catherine, nous changions pour le tramway circulant sur cette rue, direction le magasin Eaton dans l’ouest de la ville.
Installée à côté d’elle, à genoux sur le banc, je regardais par la fenêtre. J’examinais les maisons de la rue Papineau, le boulevard Saint-Joseph avec les bureaux de professionnels, l’église Saint-Stanislas-de-Kostka vers l’ouest et l’église Saint-Pierre-Claver vers l’est, l’avenue du Mont-Royal si animée avec ses commerces, le parc Lafontaine et ses arbres majestueux, la rue Sherbrooke si large, la côte du même nom et les habitations sans balcons, ce qui me surprenait toujours, vers Sainte-Catherine.
En sortant du véhicule la première fois, je fus stupéfaite en observant mes genoux. Ils étaient quadrillés de rose et de blanc. Inquiète, je les montrai à ma mère qui me rassura. C’était le revêtement canné et verni des bancs qui laissait son empreinte sur ma peau.
Je vécus et je m’endormis longtemps au son du « clang, clang » des tramways, car la ligne Papineau fut une des dernières en service et cessa ses activités en 1959, l’année précédant mon départ du Plateau.
Le guenillou délaissait les rues pour emprunter les ruelles, afin de rejoindre les ménagères qui s’affairaient dans les cuisines. Il prenait place dans une voiture tirée par un cheval. Dans notre maisonnée, sous la vigilance maternelle, tout était usé « à la corde ». Elle découpait régulièrement des parties d’habillements intègres pour coudre d’autres tenues. Sa créativité n’avait pas de bornes pour économiser. Bref, nous avions peu de choses à donner à ce mendiant d’un nouveau genre.
Il arrivait quand même que nous ayons quelques vêtements ou menus objets à lui remettre. Ma mère les emballait dans du papier brun, retenu par une cordelette et j’avais pour mission de l’apporter à ce personnage qui faisait un peu peur, mais il attirait les enfants, peut-être à cause du cheval ?
Une autre voiture similaire circulait dans les ruelles, celle du marchand de glace. Tous les jours, il passait en criant : « D’la glace, i-i-ce, d’la glace… » Nous avons toujours eu un réfrigérateur pour conserver les aliments, mais ma grand-mère possédait encore une glacière. Si celle-ci avait besoin d’un refroidissement, avec de grosses pinces terminées par un pic, le livreur prenait un bloc d’environ trente-cinq centimètres carrés et l’amenait dans la cuisine en laissant un chapelet de gouttelettes d’eau sur le plancher, puis le plaçait dans la glacière. Grand-maman habitait le rez-de-chaussée. Il devait sans doute transpirer et probablement jurer lorsqu’il montait au troisième étage pour sa distribution.
Nous pouvions observer toutes sortes de véhicules et d’activités dans les rues et les ruelles du quartier. Ces dernières accueillaient nos rencontres et nos jeux. Les rues représentaient un danger pour les enfants, mais sagement sur les trottoirs ou les balcons, en regardant au loin, elles nous invitaient au rêve et à l’aventure.
© SHP et Michèle Olivier, 2024
Photo et illustrations Ange Pasquini
Index des capsules de mémoire de Michèle Olivier
Ma ruelle préférée ?
Celle qui longeait le couvent Mont-Royal. On pouvait jaser avec les pensionnaires le midi et le soir jusqu’à ce que les sœurs interviennent.:-)
Encore une fois, toutes mes félicitations Maman !
J’adore te lire !
Je me souviens du resto Nuway, du marché Dominion de Lanthier et Lalonde, pour les autos que c’était sur Papineau.
Merci Michèle de partager avec nous tes souvenirs du Plateau. C’est un réel plaisir de te lire.
La première fois que j’ai entendu dire et que j’ai vu ces « guenillous », c’était avec mes grands-parents j’étais en auto j’en ai vu un avec sa charrette et ses guenilles. On disait d’eux guenillous plein de poux, les oreilles plein de poils. Ma grand-mère disait qu’il ne fallait pas dire ça, sinon ils vont courir après toi pour te faire peur, c’était une autre époque. Ils ramassaient tout et n’étaient pas si pauvre que ça.
Dés que vos souvenirs évoquent le passé des ruelles on trouve des « guenillous » avec un « e » ou un « é » qui s’accordent avec un « x » ou un « s ».
Il faut croire que ce personnage mythique haut en couleur a marqué bien des générations. 🙂
Jusqu’à la chanson qui varie avec les témoignages :
« Guénilloux plein de poux
Les oreilles en caoutchouc
La bédaine gonflée
Les fesses carrées. »
Pour retrouver des témoignages voir:
– Les glacières de Gabriel Deschambault
– Ma ruelle de Pierre Prévost
– Souvenirs d’enfance rue Saint-Hubert, entre le Chinois, les frites et les guenilles de Suzanne Cléroux-Gareau