Exposition sur corde
Au début des années soixante, au 5156 rue Papineau, au nord de Laurier, ma famille habitait un quatre pièces exiguës. Les jours de lavage, un cérémonial d’étendage du linge pour le sécher se déroulait au-dessus des ruelles du quartier. Le nôtre commençait ainsi.
Ma mère me demandait : « Veux tu aller voir si madame L. est dehors ? » Si madame trônait sur son balcon, ma mère attendait pour procéder et je devais retourner un peu plus tard. Pourquoi ? Parce qu’elle portait dignement le titre de commère du quartier. Quand elle vous apostrophait, elle n’en finissait pas de parler et vous raconter tous les ragots. Ma mère travaillait, bénéficiait de peu de congés et n’avait pas de temps à perdre. Si la voie était libre, elle se conformait à la coutume.
Petite fille, j’observais cet étalage de vêtements et de literie qui, impudiquement, affichait le mauvais goût et la pauvreté de chacun. Des bas rapiécés, des trous dans les jupons, des serviettes et des draps élimés. La chemise blanche du dimanche et la robe à fleurs côtoyaient la salopette et le tablier de la semaine.
Sur notre corde à linge pendaient plusieurs chemises blanches. Vous croiriez mon père notaire ou professionnel ? Il travaillait comme chauffeur privé pour le siège social d’une banque et son employeur payait l’uniforme comprenant un complet marine, une chemise blanche, une cravate marine et une casquette. Comme quoi, il ne faut pas se fier aux apparences.
Les sous-vêtements féminins attiraient l’attention. Rien d’affriolant, mais des dessous classiques et bon marché qui durent longtemps. Les caleçons masculins, courts ou longs, ne penchaient pas vers la coquetterie non plus.
Plusieurs méthodes d’exposition existaient. Les bas épinglés un à un ou par paire, les robes, les corsages et les chemises attachés par l’épaule ou la taille, les pantalons et les jupes accrochés par la taille ou l’ourlet, les articles posés à l’horizontale ou à la verticale. Une symétrie regroupait les mêmes articles ensemble, d’autres suspendaient pêle-mêle une culotte, des bas, une camisole, etc. de façon asymétrique. Moins joli !
Il fallait aussi manœuvrer avec les caprices météorologiques. S’il pleuvait, pas de lavage. Un ciel nuageux amorçait des questions. « Vais-je avoir le temps d’étendre avant la pluie ? » « Est-ce que ça va bien sécher aujourd’hui ? » Quand le soleil veillait gentiment, les cordes se remplissaient. Tout à coup, un nuage noir annonçait un orage. On libérait le butin à la hâte, d’autres le laissaient sous la pluie, espérant qu’elle serait de courte durée. À l’occasion, ça marchait, d’autres fois, on devait amener le linge mouillé à l’intérieur. Et puis le vent méchant qui pouvait enrouler les draps à répétitions autour de la corde et l’empêchait de glisser sur la poulie. Tâche ardue pour la débloquer !
Le plus souvent, les ménagères utilisaient des épingles à linge en bois devenu gris à force d’être exposé aux intempéries. Un jour arriva des épingles à linge en plastique multicolores. Je trouvais ces objets si mignons. Ils ressemblaient à des petites poupées se balançant gaiement sur la corde. Je demandai à ma mère d’en acheter. Évidemment, la réponse fut : « On n’en a pas besoin, celles en bois font le travail. » Au hasard de mes jeux, parfois j’en ramassais une par terre et je la déposais dans le sac à épingles accroché près de la poulie. Occasionnellement, elles rejoignaient les autres sur la corde et j’étais contente.
À l’automne, lorsque les froids débutaient, il arrivait que ma mère rentre les combinaisons Penmans de mon père à moitié gelées et tenant debout. C’est comme si elle transportait des amants clonés dans la maison.
Pendant l’hiver, on tendait des cordes d’un bout à l’autre du passage de l’appartement. Lorsqu’il fallait se déplacer du salon à la cuisine, d’un geste de la main on devait tasser les fringues et la literie pour se frayer un chemin. Plutôt désagréable, vivement le printemps !
Avec les beaux jours, le rituel recommençait !
Tous les beaux commentaires qui fleurissent autour de cet article m’ont rappelé de belles photos anciennes que nous avions acquises auprès du photographe Daniel Heikalo.
© SHP et Michèle Olivier, 2023
Photos Daniel Heikalo,
Illustration Marie-Josée Hudon.
Index des capsules de mémoire de Michèle Olivier
- A – Exposition sur corde
- B – Haie d’honneur
- C – Premier emploi
- D – Quintuplex sur Papineau
- E – Souvenirs avec grand-maman
- F – Jeux de filles sur le Plateau
- G – Bagels
- H – Jeux de filles sur le Plateau (suite) – Jeux en solo
- I – Rues et ruelles
J’ai habité également le 5156 de la rue Papineau car c’était la maison qui appartenait ça ma grand mère et j’aimerais confirmer l’exactitude de ce temoignage.
Le texte est savoureux et décrit bien mon enfance et tous les souvenirs qui s’y rattachent.
Bravo
Quelle belle maitrise de la langue française. Suis impressionné !!!!!!!
Bravo
Très jolie chronique, félicitations!
Que de souvenirs!
Ma mère qui étendait son linge en jasant avec les voisines d’en face qui étaient tellement proches! Il fallait tenir les p’tits gars loin l’hiver, car un coup de bâton de hockey sur un drap gelé, je connais très bien le résultat final! 🙂
J’ai bien ri en lisant votre commentaire. J’ignorais cette mésaventure possible.
Très très beau souvenirs nous étions heureux, j’ai vécu sur le Plateau.
Bel article qui me plonge moi aussi dans les mêmes souvenirs. On habitait l’Est de Montréal et les ruelles étaient reines avec ses cordes à linges et le cris des enfants qui y jouaient.
Merci et bonne journée!
Avec tous ces textes qui s’ajoutent au fil du temps, le blog est en voie de devenir une véritable petite littérature de notre quartier. Je voudrais bien sûr dire bravo à toutes les autrices et tous les auteurs qui alimentent ce beau volume. Il faut quand même souligner l’énergie, la ténacité, l’enthousiasme, d’Ange Pasquini, qui lui insuffle toutes les étincelles nécessaires à ces belles écritures.
Merci tout le monde !
Pour être à la page aujourd’hui, il faut prôner l’utilisation de l’énergie solaire et éolienne. Nos mères étaient d’avant-garde, elles le faisaient déjà, il y a plus de 50 ans!
Permettez-moi de remercier sincèrement Mme Marie-Josée Hudon pour son dessin exquis intégré dans mon texte. Je suis honorée qu’il côtoie mes mots.
C’est ma première expérience sur le blogue. Merci pour vos commentaires. Je suis flattée.
Michèle Olivier
Quel texte vivant! Merci! Il m’a rappelé mon enfance au 5017 de Lanaudière!
Oui c est vraiment un décor traditionnel de Montréal et ses quartiers ces ruelles à cordes à linges et une senteur de linge frais. À l’époque j’habitais le 4599 Papineau au milieu des années 60 une belle époque.
Texte savoureux plein de couleurs et images de la vie animée d’une ruelle où l’on se transporte en pensée, et qui parle de ma maman et de ma grand-maman en bonus.
Félicitations Maman !
BRAVO à Marie-Josée pour ses dessins pétillants de couleur !
Jolis drapeaux, joli papier !
J’ADORE !
C’est vivant, succulent et pleins de beaux souvenirs.
Mme Olivier, j’ai lu votre article avec beaucoup de plaisir et de bonheur. Merci pour ce joyeux, vivant et coloré retour dans le passé.
Et merci, Marie-Josée pour votre dessin !
Louise Dazé
Merci infiniment Marie-Josée pour ton dessin haut en couleur
Parait-il que c’est pour maintenir la tradition, m’a-t-elle confié, qu’elle aurait rajouté un pantalon d’un unijambiste dans son dessin qu’elle nous a gracieusement confié.