Lionel Latendresse, barbier sur le Plateau
En 1907, âgé de 16 ans, Lionel quitte son village natal, Saint-Paul, près de Joliette, à la recherche d’un métier. Son père, Onésime, lui donne 100 $ qu’il dépose à la banque.
Lors du recensement de 1911, au mois de juin, Lionel habite au 114 rue Dagenais, du quartier Saint-Henri, ville d’Hochelaga. De nos jours, c’est le 4852 rue Dagenais. Lionel a 20 ans (né en avril 1891), il est « lodger » chez William Soucy, 41 ans, commis d’épicier dont le revenu annuel est de 250 $. Lionel est barbier et en travaillant 60 heures par semaine, son revenu annuel est de 700 $.
Pour se loger, Lionel recherche une chambre avec pension, proche de son emploi afin d’éviter le coût du transport.
Il disait souvent : « lavé, couché, nourri pour 5 $ par semaine ».
Au mois de septembre 1911, Lionel habite dans la paroisse Saint-Jacques. Il est alors barbier sur la rue Craig (aujourd’hui rue Saint-Antoine) au coin de la rue Sanguinet. En observant les photos retrouvées, il apparait que Lionel apprécie de porter un veston blanc sur son lieu de travail.
Il exerce par la suite son métier sur le boulevard Saint-Laurent, puis un certain jour, Lionel s’installe sur le plateau Mont-Royal.
Avant son mariage, il demeurait en la paroisse de Saint-Pierre Claver. Le mardi 17 avril 1917, à 7 h 30 du matin, en la paroisse de Saint-Stanislas de Kostka Lionel épouse Rosa Bélair. Le couple arrive en carriole, Rosa porte une robe grise et rose. (vous pouvez voir la carte d’invitation en cliquant dessus).
Le jeune couple emménage immédiatement dans un nouveau logement situé tout près de l’église Saint-Stanislas, au 362 rue de Lanaudière (de nos jours, le 5032 rue de Lanaudière). Ils occupent le 3e étage, 1 chambre et 1 salon-double.
Il travaille au 596 de l’avenue du Mont-Royal-Est. De nos jours, c’est le magasin Odessa Antiquités et Monnaies situé aujourd’hui au 1106 de l’avenue du Mont-Royal (la modification des adresses eu lieu en 1928-29).
En juillet 1918, Lionel et son frère Sinaï sortent en famille, un dimanche, possiblement au parc La Fontaine comme se devait être la coutume à cette époque durant les fins de semaine. En 1923-24, le logement de la rue De Lanaudière devient trop petit avec cinq jeunes enfants. La famille déménage au 578 avenue du Mont-Royal correspondant de nos jours au 1038 avenue du Mont-Royal Est. Rosa disait : « J’ai passé cinq ans à laver avec une planche dans le bain. »
En septembre 1918, la grippe espagnole arrive au Québec. Elle ne disparaîtra qu’au printemps 1920. Rosa était constamment inquiète pour la santé de Lionel. Et pour cause, celui-ci devait, en rasant ses clients, toucher leur peau.
Dans la vitrine, on remarque plusieurs affiches promotionnelles pour les cigarettes Ogden « Guinea Gold ». Lionel arbore fièrement son joli canotier comme c’était de mode à l’époque. Lionel avait déjà un canotier lors de son pique-nique au parc, en 1918.
Lionel était propriétaire du fonds de commerce de son salon de barbier mais pas du local. Il payait son loyer à la Banque d’Épargne (aujourd’hui Laurentienne). La succursale de cette banque est encore située au 1100 Mont-Royal, au coin de Christophe-Colomb.
Lionel se tient debout sur la droite de la photo et dans le miroir, on aperçoit en fantôme, l’image reflet du photographe et de son encombrant appareil photo à chambre monté sur trépied avec son drap noir.
Au plafond … 4 ampoules électriques à filament éclairent les côtés des fauteuils, une lampe à huile à suspension qui devait permettre de pallier aux pannes de courant et sur la gauche une lampe à bec de gaz.
La date de la photo fut déterminée grâce au calendrier John P. Squirre & Company que l’on distingue sur la gauche. Ce calendrier inscrivait les jours de la semaine à compter du dimanche, le premier jour de la semaine. Il suffisait ensuite de retrouver l’année où le 4 août tombait sur un dimanche. Cette photo fut donc prise au cours du mois d’août 1929.
Les trois chaises sont là depuis fort longtemps, et même des années. Le motif du prélart est encore très clair sous les chaises. Par contre, tout autour des chaises, celui-ci s’est effacé à force de lui marcher dessus.
La caisse enregistreuse à gauche du comptoir, est de la marque National, fabriquée à Dayton, Ohio. Elle est en bronze doré, bois, marbre blanc, et verre, marquée « Amount Purchased ». Les dimensions sont H 53, L 29, P 41 cm. Avec une grosse loupe j’ai pu distinguer sur la photo d’origine le montant de la dernière transaction enregistrée : 10 sous (sans doute pour une coupe).
La barbe était à 5 sous et la coupe 10 sous ce qui n’était pas très cher (car en 1930, avec 1,20 $ en poche, vous pouviez vous payer un pain, une livre de beurre, deux pintes de lait et un bon gros steak). Le salon fermait le samedi à 23 h 00. Les hommes devaient être bien coiffés pour le service religieux du dimanche.
Lionel eut d’autres calendriers. Il en garda plusieurs mais un seul survivra jusqu’à nous. Ce calendrier, PRINTED IN GERMANY, date de 1927 de la Parfumerie Albert Bellefontaine, située au 1670 rue Saint-Denis. Bellefontaine est l’un de ses fournisseurs de produits : parfums, eaux de toilette, crèmes de beauté et de jour, poudres de talc, produits de toilette et de barbier.
Le 19 juin 1928, Lionel achète l’immeuble situé au 4330 rue Fabre pour la somme de 10 500 $. C’est le 4 juillet 1929 que la famille emménagea dans la nouvelle maison. Elle se fit aider de Nap Bélair (le père de Rosa); il transporta le lourd poêle à gaz. Il frotta son allumette pour sa pipe,… une explosion se fit entendre… la porte du poêle sauta au plafond et retomba tout près de Claire (bébé). Elle aurait pu mourir. Heureusement, plus de bruit que de blessés… Rosa, tous les 4 juillet, nous rappelait cet évènement.
Par la même occasion, Lionel fait entrer le téléphone. C’était un appareil au mur avec un gros cornet. Le numéro de téléphone était le AM-8442, AM signifie Amherst. La centrale desservant le secteur est située sur la rue Papineau, au sud de la rue Sherbrooke.
De 1934 à 1940, Lionel déménage son salon et exerce son métier au 4502 Christophe-Colomb, à l’arrière d’une boutique du 1051 Mont-Royal, la Maison Lerner Reg’d.
De nos jours, le 4502 Christophe-Colomb n’existe plus. Cet emplacement fait partie du magasin « La Source », situé au 1051 Mont-Royal. Il existait autrefois, une porte donnant sur Christophe-Colomb, à l’emplacement de l’abri d’autobus. Cette porte devait être semblable à celle du 4502 rue Boyer.
De 1941 à 1956, il déménage une nouvelle fois son commerce à l’arrière du 1207 de l’avenue du Mont-Royal. Il y avait 2 chaises. Le commerce en devanture serait loué par Paul Poirier. En 1935-36, cet emplacement était occupé par un United Cigar Store Ltd.
En 1955, le numéro de téléphone de Lionel devient LA-1-8442, LA signifiant La Fontaine. Dans les années 60, Bell Canada abandonne l’identification alphabétique. Le numéro de téléphone est alors simplement le 521-8442.
De 1956 à 1963, alors âgé de 65 à 72 ans, il exerce encore mais comme employé au 4487 rue de Lanaudière. À côté de ce salon, il y avait un magasin de coiffure pour dames.
La guéguerre des salons,
Ne rentrant pas dans toutes les subtilités de langage, j’ai dû rectifier et préciser (à la demande de l’auteur) l’appellation du salon parce que j’avais commis l’erreur de mentionner « salon de coiffure » alors que c’était un « salon de barbier« .
En creusant la question avec Marielle, ma coiffeuse, je viens d’apprendre que dans la fin des années 70, il y avait bien une classification régie par un comité paritaire :
– les salons de coiffure étaient alors réservés aux dames,
– et les salons de barbiers étaient réservés aux hommes.
Pas question de ne pas suivre la règle sous peine d’aller en cour. Elle se souvenait même qu’en 1978 un salon de coiffure voisin avait coiffé un homme et cela avait été considéré comme une faute.
De même elle qui coiffait dans un salon de barbier dans ses débuts, se rappelait bien que son salon pouvait recevoir les mamans qui accompagnaient leurs enfants mais il n’était pas question de les coiffer.
Très vite les choses se sont tassées et la comité paritaire a été dissout.
Il reste encore, la différenciation au niveau de l’enseigne car seuls les salons dits de barbier peuvent l’exposer.
Et aujourd’hui tout se mélange
En flânant dans les rues du Plateau avec un œil attentif aux enseignes des salons, j’ai trouvé un salon de coiffure qui affichait la « boule tournante ».
Quelle hérésie pour moi qui avait monté cet article.
Renseignement pris auprès de la gérante du salon de coiffure elle m’a dit qu’effectivement il y avait un barbier dans son salon et qu’elle connaissait bien les règles bien que le comité paritaire soit dissous depuis quelques décennies.
Elle m’a déclaré qu’elle allait rajouter « et Salon de barbier » pour être cohérente.
Merci Jacques pour cette évocation minutieuse de la vie de ton grand-père. On se rend compte que la photo – et la loupe – sont de bons outils de navigation pour comprendre la vie de plus près…
Donc, je salue le grand ordonnateur (et ordinateur ?) de ta mémoire familiale; bon courage et bon travail pour la suite.
Cordialement P.
Continuons à faire « parler » la photo de l’intérieur du salon jusque dans ses moindres détails,
Les objets qui sont rangés sur les étagères face aux fauteuils m’interpellent.
En y regardant de près je présume que ce sont les mugs très personnels appartenant aux clients qui étaient déposés là.
En faisant une rapide recherche j’ai trouvé un exemplaire qui a été conservé et cela devait ressembler à çà.
Merveilleux de lire cette histoire d’un commerçant du Plateau, comme on en avait tout près de chez nous! On connaissait notre barbier, car c’était l’endroit pour jaser des potins des gens du quartier.
Bravo pour cet article.
Sur la première photo celle du salon de barbier rue Craig remarquez l’enseigne de barbier dans les double colonnes qui encadrent la porte d’entrée.
Non tournantes comme certaines enseignes iconiques d’aujourd’hui.
Les anciennes devaient être aussi en 3 couleurs symbolisant chacune :
– avec le bleu, les veines,
– avec le blanc, les bandages,
– avec le rouge, le sang.
Eh oui! c’est un legs du Moyen-âge, un temps où les barbiers pratiquaient également de petites opérations de chirurgie et arrachaient des dents.
Par Marielle, ma coiffeuse, j’ai appris qu’elle dénommait l’enseigne moderne la « boule tournante ».
Cet article n’aurait jamais existé sans l’apport des photos et anecdotes de ma tante Janine Latendresse. J’avais toujours connu mes grands-parents âgés. Quel fut mon bonheur de découvrir ces photos conservées dans une boîte à chaussures.
Merci Janine!
PS à suivre, plus tard, l’histoire de Rosa Bélair!
Merci beaucoup à Janine pour les photos, elle me l’a pas dit.
Très contente Jacques que tu nous les partages. Continue ton bon travail.
Merci encore
C’est un plaisir je dirais même un délice de lire le parcours d’un homme et son métier
Merci à mon frère Jacques pour tout ce travail accompli au cours des 40 dernières années, heureuse d’en apprendre un peu plus sur la vie de nos grands-parents. Nous les avons connus sur la rue Fabre tout au long de notre enfance.
J’ajoute cette anecdote au sujet de grand-papa, non seulement il travaillait durement mais il coupait aussi régulièrement chez-lui les cheveux de tous ses petits-fils, environ une dizaine, et j’ai souvenir que les garçons détestaient cette routine.
Grand-père ne connaissait qu’une coupe de cheveux, celle des années 40…
J’ai fini par péter ma coche vers l’âge de 13 ans, je m’en souviens encore, c’était au chalet à l’Île Perrôt. Il ne m’a plus touché par la suite.
Super intéressant, un témoignage digne de mention et un dossier très bien monté
Bravo!
La mise en page de cet article avec son auteur me conduit à faire un nouveau commentaire lié aux évènements que la planète vit en ce moment celui de la propagation des virus (revoir l’article de Gabriel Deschamabault).
Les barbiers comme les dentistes et toutes les professions qui approchent des clients de très près s’exposent énormément à la contagion. Les inquiétudes que devaient avoir Rosa, à chaque fois que son Lionel rentrait, devaient être énormes.
Superbe témoignage! Il nous permet de bien suivre la vie de cet homme dans le contexte du temps.
Merci à monsieur Latendresse et à Ange Pasquini!
Bizarre ! 7 h 30 du matin comme c’est bizarre !
Quelqu’un pourra-t-il m’expliquer pourquoi une heure si matinale pour un mariage.
C’est le jeûne eucharistique, pour recevoir la communion au cours d’un service religieux il faut être à jeun depuis minuit la veille. Il y a une exception pour l’eau et les médicaments.
Merci pour cette clarification, il faut croire que les gens vivaient en 1917 une vie, quasiment monastique.
A quelle heure fallait-il se lever pour être préparée bien coiffée etc.?
Les témoins et invités de la noce devaient donc suivre le même tempo.
J’aime beaucoup cet article.
On y voit évoluer une personne dans son métier et dans sa vie.
J’aime beaucoup aussi parce que cette histoire se déroule à deux pas de chez moi.
À l’école primaire, un de mes meilleurs amis s’appelait Gilles Archambault et son père occupait avec sa petite bijouterie, le local de l’ancien salon de Lionel Latendresse au 1106 Mont-Royal. La famille habitait au-dessus du commerce.
Tout comme à l’époque du salon de barbier, le local n’avait que 12 pieds de largeur. Le local voisin était occupé par un cordonnier Nadeau. Plus tard les deux commerces seront réunis pour occuper tout le RdeC de l’immeuble.
La remarque concernant une porte latérale sur Christophe-Colomb, concernant le deuxième local de barbier, est tout à fait juste. Cet édifice a largement été transformé depuis.
L’auteur nous réfère également à une porte latérale similaire sur Boyer (angle nord-ouest; actuel Mondou). Cette porte trouve son identique rue Mentana (commerce Plazatex). Les quatre édifices de ce bloc entre Boyer et Mentana ont été édifiés en même temps. Vous remarquerez qu’ainsi cet accès aux logements supérieurs permettait aux vitrines de la façade sur Mont-Royal d’occuper toute la largeur du bâtiment.
Astucieux ces anciens!
En discutant avec l’auteur de cet article j’ai appris deux choses :
1 – toute sa vie durant, Lionel a résidé à quelques minutes de marche de son salon de coiffure. A cette époque, il avait déjà adopté un mode écologique de vie dans le respect du Développement Durable.
2 – décédé à l’âge de 73 ans, il n’aura pas bénéficié longtemps de sa retraite car toute sa vie il aura dû travailler. Je sais par expérience combien la station debout des coiffeurs est pénible; il devait être une bien vaillante personne.
Mon grand-père est décédé le 2 octobre 1973 à l’âge de 82 ans et non 73 ans. Il a habité chez nous un court temps, chez une de ses filles, l’avant dernière de ses enfants.
ERRATUM
Madame Leblanc, merci pour votre rectification. L’erreur ne provient pas de l’article mais de mon commentaire.
Permettez-moi de vous présenter toutes mes excuses. En fait, dans mon enthousiasme pour saluer ce bel article j’ai confondu la date du décès de votre grand-père avec son âge. Et donc ma remarque sur une retraite écourtée n’est plus vraie.
Encore merci pour votre précision.
Merci Michelyne, moi aussi j’étais étonnée de voir l’âge du décès de grand-papa, 82 ans est plus plausible a mon avis.