Scène de rue 11. Le tour de l’intersection
Dans laquelle on comprend mieux la chute du balcon.
Le roi est né, vive le roi !
Neuf mars mille neuf cent vingt-sept, la naissance de Gilles, mon père, annonce le début de la compétition officielle. Le bébé prend la place de Maurice dans les bras de Marie-Ange et dans la balançoire. Sur tous les autres fronts, l’aîné garde pour le moment l’avantage.
Le mariage de Lucienne
D’autres naissances sont à prévoir puisque, trois mois après le baptême de Gilles, les Leduc retournent à l’église Saint-Stanislas-de-Kostka. Ils s’y réunissent cette fois pour célébrer le mariage de Lucienne, la cadette de la fratrie, qui a jeté son dévolu sur Elmira Campeau, un jeune commis du quartier. Les Campeau originaire de Rigaud sont arrivés dans Laurier Est en 1911, Elmira avait 10 ans. Au fil des ans, ils ont habité dans trois logements différents, mais toujours sur Garnier, entre Laurier et Saint-Grégoire.
En chemin pour la cérémonie, Maurice passe chez sa cousine Madeleine qui, depuis un an, demeure sur Garnier à côté de l’église.
L’étui de la caméra que porte le petit Maurice nous donne une idée de la forme et de la dimension de l’appareil photo utilisé par Marie-Ange. Peut-être une caméra Brownie ; l’appareil est si facile à utiliser, dit la publicité, que même un enfant assez vieux pour conduire un vélocipède en est capable. Le journal Le Samedi fait la promotion des portraits d’enfants pris à l’improviste, « Demain vous les aurez dans un album qu’aucun argent ne pourra acheter ». Kodak ne pouvait pas si bien dire avec Marie-Ange.
Une troisième grossesse
Madeleine a maintenant la permission d’aller seule chez ses cousins. Elle n’est plus un bébé, elle entrera bientôt à l’école. Elle connaît le chemin par cœur, il suffit de traverser le boulevard Saint-Joseph, puis de tourner dans la ruelle jusqu’à Fabre.
Marie-Ange, qui en est à sa troisième grossesse en autant d’années, apprécie les visites de sa nièce, la petite l’aide avec les garçons. Surtout que, depuis qu’il sait marcher, Gilles suit son grand frère partout. En plus de ça, impossible de le raisonner, une vraie tête de pioche. Elle ne peut pas toujours être sur ses talons à le surveiller. Quand Madeleine est là, elle peut souffler.
La chute du balcon
Au printemps 1931, Maurice, Gilles et Marielle, la dernière-née de la famille, ont respectivement 5 ans, 4 ans et 2 ans et demi. Quand ma grand-mère sort chercher de la farine ou du lait au marché Laniel, elle en a plein les bras. Au retour, pendant qu’elle s’occupe de la petite et des paquets, les garçons filent devant dans l’escalier et jouent sur le palier en attendant leur mère.
Ce jour-là, Gilles grimpe sur le banc du balcon, son navire, et enjambe le bastingage. Il se met debout en équilibre comme un pirate juste au moment où une vague de fond soulève le navire et le prend par surprise. Il perd pied, tente de s’accrocher aux cordages, la vigne cède. Le petit bascule par-dessus bord, tête première. Il lâche un cri en tombant. Marie-Ange accourt dans tous ses états, Gilles !
Son fils n’a rien. Dans la chute, il a évité le pire : le soupirail en béton au rez-de-chaussée. Une fois rassurée, Marie-Ange laisse sortir sa colère. Elle entraîne le petit dans l’escalier en serrant son bras trop fort et répète « Veux-tu ben me dire c’qui t’es passé par la tête ? ». Le soir, Gilles a droit au « maudit gnochon ! » de la part de son père, qui l’envoie au lit à cinq heures sans souper.
L’hypothèse la plus probable
Je termine cette Scène de rue avec l’histoire de chute dont m’a parlé mon père, son plus lointain souvenir. Il habitait sur Fabre, m’avait-il dit, au deuxième ou troisième étage, il avait 4 ou 5 ans, il était tombé du balcon. Quelques précisions, mon père a quitté la rue Fabre à l’âge de 4 ans et l’appartement des Bergeron était situé au troisième. Je m’y suis rendue, tomber du troisième étage, c’est haut en titi…
Ma grand-mère a écrit « rue Fabre » au verso de la photo 11 ci-dessous. Au début, je remettais sa parole en doute… Puis, mon frère Éric m’a fait remarquer que ce balcon semble correspondre à un deuxième étage. J’ai repris l’analyse avec cette perspective en tête. Une photo plus ancienne de l’immeuble du 5077 Fabre montre la présence de rambardes en bois massif semblables à celle derrière le bébé sur cette photo. Une visite des lieux me confirme que la photo 11 a bel et bien été prise du balcon du deuxième, sur Fabre. L’objectif est dirigé vers le sud. Une évidence m’a frappée : la présence sur la photo d’un banc contre la rambarde ! J’ai vu le terrifiant scénario se dérouler sous mes yeux, celle de mon père qui grimpe… Une chute du balcon du deuxième me paraît plus plausible.
Le coin sud-est sous un jour nouveau
Sur la photo 9, le ou la photographe a pris position devant le 5077 Fabre, côté est, et pointe l’œil de la caméra vers le nord, donc en direction de l’intersection des rues Laurier et Fabre. Six ans plus tôt, l’objectif de la caméra visait le même carrefour, mais vers le sud.
Le bâtiment que l’on voit derrière la tête de Madeleine a été construit en 1924 sur le terrain vague qui sert de décor aux photos de la Scène de rue 3. Ainsi, nous avons fait le tour du quartier pour revenir à notre point de départ, ni plus ni moins comme un serpent qui se mordrait la queue.
Dans le chapitre suivant, chacun a ses raisons de quitter le quartier Laurier (voir La dernière scène).
Table des matières- Références et sources
© SHP et Dominique Nantel Bergeron, 2023.
Question pour notre auteure
Pourquoi dans l’image mise en avant, que l’on trouve en haut à gauche de l’article, il y a en filigrane, un serpent qui se mord la queue?
Le serpent qui se mord la queue ! C’est l’impression que m’a donnée la quête de ma grand-mère, ou plutôt la mienne à travers ses photos… Marie-Ange a braqué son objectif sur le coin sud-est Laurier/Fabre, en dirigeant son objectif vers le sud. Voilà que six ans plus tard, après avoir fait le tour du quartier, elle revenait à son point de départ – le même coin de rue – et dirigeait cette fois son objectif vers le nord. Bon, je tourne un peu les coins ronds avec ma figure de style, disons que j’aimais le serpent !
Wow .. vraiment très très intéressant !Merci !
Ça fait plaisir, merci!
L’effet « Kodak »
J’aime bien revoir, une réclame pour l’appareil photo Brownie de Kodak. Cela me rappelle leur apogée, celui de leur prise de monopole. On n’achetait pas un appareil photo mais un « Kodak ».
Il est bien dommage que quelques décennies plus tard, l’entreprise déclare faillite en 2012, à cause de leurs dirigeants trop imbus de leur puissance et qui n’avaient pas su apprécier et négocier le virage du numérique. Ainsi disparaissent les empires.
Dans les écoles de commerce, on enseigne maintenant cette incapacité à s’adapter aux changements technologiques et aux préférences des consommateurs, comme l’effet « Kodak ».