750, rue Gilford, un lieu d’échanges depuis plus d’un siècle !
Sur plusieurs décennies, le 750, rue Gilford, à Montréal, a hébergé diverses épiceries de quartier. À partir du milieu des années 1960, divers débits de boissons y ont élu domicile, et depuis 2010, grâce au Marché 3 Piliers, le lieu a retrouvé sa vocation première, celle de prodiguer des victuailles savoureuses au grand bonheur des clients !
Naissance d’un lieu important (1906-1911)
Le 12 juillet 1906, M. Gustave Paré, menuisier, achète le terrain sur lequel sera érigé le 750, rue Gilford. Cet ouvrier promoteur se procure et revend différents emplacements et profite de l’expansion rapide du secteur. En effet, alors qu’en 1903, la majorité des rues traversables entre la rue Gilford et l’avenue Laurier sont des terrains vacants et qu’un seul bâtiment se trouve sur la rue Gilford entre Resther et St-Hubert, quelques années plus tard, ces portions sont entièrement recouvertes d’immeubles. Le quartier populaire Saint-Denis est donc florissant, beaucoup de clientèles éventuelles s’installent et appellent des épiceries de coin de rue. Ces commerces permettaient aux ménagères d’effectuer leurs emplettes à pied ou bien de se faire livrer à domicile plutôt que de devoir se rendre au marché public Saint-Jean-Baptiste, à l’angle Saint-Laurent et Rachel, le plus près pour cette partie de la ville.
Plusieurs premières épiceries et un roulement de locataires (1911-1928)
Le numéro civique, 750, de la rue Gilford, apparait pour la première fois dans les bottins Lovell, en 1911-1912, au nom du locataire, W. Laflamme. Il s’ensuivra, jusqu’en 1928, une rotation de différents locateurs. Il est fort possible que dès 1911, W. Laflamme se soit servi du lieu pour ouvrir une épicerie. Par contre, la première trace fiable de l’existence d’une épicerie en opération, sans savoir depuis quel moment, est révélée en octobre 1924, lorsque Théogène Verville achète la propriété à M. Paré, incluant les fixtures électriques, les tablettes et le grand comptoir qui se trouvent dans l’épicerie. Deux mois plus tard, le 29 décembre, une annonce est publiée dans La Presse pour la vendre : « Épicerie, un coin. Faisant bonnes affaires, fixtures, stock frais, belle cave, cheval, voitures été, hiver, chance à prompt acquéreur. S’ad. 750 Gilford, Belair 0891, prendra propriété en échange ». Et puis, entre 1924 et 1928, divers locateurs et des annonces variées pour vendre une épicerie laissent supposer une alternance de gestionnaires et de noms d’épiceries.
La famille Tourville : l’épicerie familiale bien implantée dans son quartier (1928 – 1963)
Le 2 février 1928, Théogène Verville vend la bâtisse à François de Sales Tourville (né autour de 1863 – 1946), résidant au 763, rue Gilford. François de Sales Tourville est père de quatre fils et de quatre filles. La coutume de l’époque était « d’établir » ses garçons. Par conséquent, après avoir assuré l’avenir de ses deux fils aînés, Edouard et Eugène, dans l’agriculture à St-François de Sales (île de Laval), possiblement à la recherche de nouvelles opportunités, il s’installe à Montréal. Doté d’une personnalité entrepreneuriale, voyant l’épicerie en face de chez lui à vendre, bien que n’ayant aucune expérience dans la vente alimentaire, il saisit l’opportunité pour Léopold, son troisième fils. Signe du succès de son geste, quelques années plus tard, il répétera l’expérience, en achetant une épicerie sur Beaubien pour Arthur, son cadet.
Dès les débuts, bien que ce soit uniquement en 1940 qu’il achètera la propriété à son père, Léopold Tourville (1899 – 1989) se retrouve à la tête des opérations et endosse la profession d’épicier. Deux années plus tard après l’ouverture, il se marie avec Alvina Ethier et aura une fille, Monique, avant de perdre sa femme. Son deuxième mariage, avec Rolande Venne, lui donne deux fils, Jean-Pierre et Hubert. Il vit avec sa famille près du commerce sur l’avenue Laurier. Deux de ses sœurs habitent au-dessus de l’épicerie au 752, rue Gilford. Ces femmes, demeurées célibataires, jouent un rôle important dans le succès de l’épicerie et elles sont très présentes auprès de leur nièce et leurs neveux. Au décès de la deuxième femme de Léopold, en 1960, la famille sera recueillie par ces deux tantes. L’horaire de travail, six jours par semaine, qu’implique une épicerie, déplacement très tôt le matin pour se procurer les denrées au Marché Bonsecours et plus tard, au Marché Central Métropolitain, les longues heures d’ouverture, n’auraient pu permettre à Léopold de dépasser les prescriptions morales de l’époque et d’apprendre à faire la cuisine ou à gérer l’espace domestique.
L’entraide familiale est essentielle au succès de l’épicerie. Évelyne, la sœur de Léopold joue un rôle majeur de gestion, entre autres, de la caisse, des commandes téléphoniques, la supervision des livraisons en vélo par les commis et l’ouverture du commerce alors que son frère termine l’achat des produits frais. Les trois enfants de Léopold travailleront à l’épicerie. La plus âgée, la fille de Léopold, s’occupera de la caisse les vendredis et samedis. Le premier fils de Léopold, Jean-Pierre, occupera plusieurs postes et éventuellement remplacera sa tante au poste d’assistant-gérant avant de devenir gérant. Le second fils, Hubert, raconte que dès ses 8 ou 9 ans, il était qualifié pour être caissier. Il gérait les petites commandes sans jamais faire d’erreurs. Hubert se souvient également des clients qui « faisaient marquer » et qui, pour diverses raisons, payaient à la semaine. Il inscrivait les montants dans un calepin et déposait toutes les factures dans une boîte à chaussures métallique.
Au cours du temps, Léopold Tourville participe activement au développement de son commerce et, pour le rentabiliser, s’adapte aux différentes formules à la mode. Notamment, il s’associe à la vente et à la publicité de nombreux nouveaux produits populaires. Dans les années 1930, il fait partie de la liste des vendeurs Swift et d’immenses encadrés apparaissent dans La Presse, à l’occasion de Pâques, invitent le public à se procurer jambons et bacons chez un des marchands participants. Son épicerie est également popularisée par le café Maxwell House, le bacon Wilsil, les saucisses de la Belle Fermière Frankfurters, la vente des timbres Gold star et même par les Brochurettes de Marthe Miral sur l’art d’acheter les aliments et de composer des menus hygiéniques.
Dans Le Monde ouvrier de décembre 1947, on peut lire l’annonce « L. Tourville Boucher-Épicier, Bière et Porter, 750 Gilford, coin Resther “Boucher-Épicier Butcher-Grocer Bière et Porter Ale and Porter” ». Cette annonce indique la vente de bières et de porter. Certaines épiceries, en plus de vendre de l’alcool, offraient des tabourets où des clients pouvaient boire de l’alcool, mais ce n’était pas le cas à l’épicerie de Léopold Tourville. Il connaissait bien les dégâts que causait l’alcool, il était très strict sur le sujet et il a même dû régler des démêlés avec quelques-uns de ses bouchers qui buvaient et cachaient des bouteilles de bière dans la chambre froide. L’annonce dans les deux langues démontre la présence anglophone, bien que la clientèle du quartier fût composée à 98 % de francophones, servir les quelques clients anglophones en anglais était essentiel pour le commerce et toute la famille Tourville pouvait parler, servir et compter en anglais.
Au cours des années 1940, le concept de l’épicerie libre-service, inventé par Steinberg, est de plus en plus populaire. Le 14 octobre 1948, Léopold Tourville emprunte 10 000 $ à M. Garbarino pour réaménager entièrement son épicerie et offrir le concept « Serve Yourself ». De plus, l’attrait de la clientèle pour les grandes surfaces et les prix alléchants qui y sont offerts forcent les petites épiceries à se mobiliser pour concurrencer les grandes chaînes d’alimentation. Plusieurs s’associent pour faire partie d’un groupe d’achat. Léopold est un des membres fondateurs des épiceries Richelieu, lesquelles deviendront Métro-Richelieu, et plus tard, Métro. Après sept années sous la bannière Richelieu, probablement insatisfait des frais exigés pour cotiser, Léopold teste différentes bannières ; IGA, Coronet et puis Excel.
Pour survivre et faire face à la compétition intense dans les années 1950, les épiciers misent sur ce qui les démarque ; la qualité du service personnalisé, la connaissance des habitudes de leur clientèle, les commandes téléphoniques, la livraison à domicile et l’offre du crédit. Sachant combien ce sont les femmes qui sont à la tête des achats, les annonceurs s’adressent directement à elles.
Par exemple, le 13 août 1953, on peut lire dans La Presse : « Oui madame, l’Épicier Richelieu situé près de chez-vous est l’homme en qui vous devez placer toute votre confiance, car c’est un homme qui a fréquenté la même école que vous ; qui a vécu dans la même atmosphère et c’est pourquoi ayant compris vos besoins et vos exigences, c’est l’homme tout désigné pour vous mieux servir ».
Jean-Pierre Tourville a flirté avec l’idée de reprendre le commerce de son père. Mais, après un essai sur plusieurs années, il constate que l’époque n’est plus aux petites épiceries indépendantes et choisit de miser sur une carrière plus profitable en rejoignant la compagnie Weston. De leur côté, sa sœur Monique a étudié comme infirmière et son frère Hubert a fait carrière en informatique. Le 29 janvier 1963, après 35 ans de loyaux services à une fidèle clientèle, Léopold Tourville vend son épicerie à Yvette Bouthillier qui l’opère pendant une année avant de la vendre à son tour à Georges Gadbois.
Le temps de la brasserie-taverne-bar (milieu des années 1960 – 2010)
Quelque part au milieu des années 1960, le 750, rue Gilford change d’activité alors qu’une taverne y voit le jour. En 1967, dans Le Devoir, Mme Yvette Carter fait une demande de permis à la Régie des Alcools du Québec. En 1978, c’est au tour de Gaston Philion d’en faire une, tout en annonçant changer de catégorie, la taverne devient La Brasserie 750 Inc. En 1991, elle se transforme pour le Bar 750 Inc. et plus tard, le Bar G.P.
L’épicerie bio – Marché 3 piliers (2010 à aujourd’hui)
Le 10 juin 2010, M. Guildor Paquet, propriétaire de la bâtisse et du bar G.P., vend l’endroit à Éric Aubut. Et en novembre, tout est prêt pour l’ouverture du Marché 3 Piliers. Une nouvelle ère s’ouvre pour le 750, rue Gilford, alors que le lieu retrouve sa mission de nourrir le quartier. Le Marché 3 Piliers offre une ambiance personnalisée et des produits répondants aux enjeux de l’époque. Trois piliers, c’est un panier écologique, des prix abordables et un soutien social envers la communauté de proximité. On y retrouve un vaste choix de produits bios, locaux, naturels et sans gluten à des prix abordables. Située au cœur du Plateau-Mont-Royal, l’épicerie offre plus d’une centaine de produits de style zéro déchet en pots consignés en plus d’une sélection de plats cuisinés sur place, de fruits et légumes frais, de viandes et poissons, de produits de pharmacie et plus encore. De plus, le voisinage peut commander en ligne et recevoir la livraison à vélo ou en voiture électrique.
Léopold Tourville doit sourire de constater que les épiceries de quartier ont à nouveau le vent dans les voiles et que dans le lieu qu’il a tant chéri, une épicerie au goût du jour y prospère. Il semble bien qu’une bonne étoile veille sur ce coin de rue !
L’élaboration de cet article a bénéficié de premières recherches réalisées par André Boulanger, de nombreux témoignages de Hubert Tourville, fils de Léopold Tourville, ainsi que de la révision par la famille Tourville. Merci pour cet apport.
Références bibliographiques
Les Archives nationales — BAnQ
BENOÎT, Michèle et Roger GRATTON, Pignon sur rue : Les quartiers de Montréal, Montréal, Guérin, 393p.
Commerces du coin, Publications de l’Écomusée du fier monde, 2009. 38p.
DESCHAMBAULT, Gabriel, « L’épicerie du coin de la rue», La Société d’histoire et de généalogie du Plateau-Mont-Royal, printemps 2014, p. 13.
TURCOT, Laurent, «L’avènement des supermarchés au Québec », Le Journal de Montréal, 22 janvier 2019.
https://www.journaldemontreal.com/2019/01/22/lavenement-des-supermarches (30 avril 2023).
© SHP et Texte d’Annick Desmarais Autrice et historienne, 19 mai 2023.
Bonjour, très beau texte rempli de très belles références au quartier. Au coin Gilford et Rhester probablement sur l’un des trois autres coins il y avait dans les années 1940/50 le restaurant Chez Jenny.Jenny était ma marraine et Lucien Dauplaise son mari. Nous les appelons mon oncle et ma tante bien que Jenny était la cousine de maman de descendance irlandaise. Le restaurant ayant été vendu, un magasin de coupons et ou boutons lui a succédé. Nous allions au restaurant après le défilé du père Noël. J’ai même des photos de ma première communion en 1954 en avant du restaurant.
Merci pour ces souvenirs
Merci pour vos commentaires. Oh que c’est intéressant, merci Lorraine pour le partage de votre histoire. Je ne savais pas pour le restaurant avant le magasin de boutons.
Est-ce que vous pourriez partager votre photo?
Quel article intéressant!
Une recherche bien documentée.
S’agit-il de la lignée des Hubout-Tourville?
Merci France! Je n’en ai aucune idée. J’ai demandé à M. Tourville. Je vous reviens si j’ai une réponse.
Bonjour France!
J’ai la réponse, oui il s’agit de la lignée des Hubout-Tourville.
Voici la réponse de M. Tourville:
Voici quelques informations pour quelqu’un qui s’intéresse à l’histoire.
Mon ancêtre , Mathieu Hubou serait arrivé à Québec vers 1648.
L’oncle de mon ancêtre, Guillaume Hubou, est arrivé avant au Québec : il a épousé en 1629 Marie Rollet, veuve de Louis Hébert. Samuel de Champlain aurait été présent à leur mariage. Ils n’ont pas eu d’enfant.
Mathieu Hubou , mon ancêtre, est venu s’installer à Lachenaie quelques années après son arrivée, travaillant probablement pour la Compagnie des cents associés.
En 1689, survient le “massacre de Lachenaie” où 33 personnes sont tuées. Parmi ces personnes, il y a Suzanne Betfer, Charles Hubou et plusieurs petits-enfants de Mathieu Hubout.
Au cours des années, certains descendants ont choisi le patronyme Hubout dit Des Longs champs (devenu Deslongschamps) et d’autres ont choisi Hubout dit Tourville (devenu Tourville).
Hubert
PS: Diane Tourville, que je n’ai jamais rencontrée mais avec qui j’ai échangé plusieurs courriels, a monté le site de généalogie suivant:
https://www.huboutourvillegenealogy.com/
Quelle belle recherche, un article riche en informations! Et on aime les photos 🙂
Oui les photos.. quelle richesse quand on en trouve. merci pour vos commentaires et votre lecture.
Quelle belle histoire toute une recherche, toutes mes félicitations sont de mise. Il y a autant d’histoires reliées aux commerces que de commerces eux-mêmes.
Effectivement! Bien dit. Il y en a des histoires… merci pour vos commentaires
Très bel article et avec une histoire très semblable à celle racontée par Robert Pilon. Cela montre bien le fonctionnement de ces petits commerces de coin de rue (et non pas de quartier) qui composent vraiment la notion de ce que l’on appelle les commerces de proximité. Mais il s’agit ici de très grande proximité: quelques coins de rues seulement.
Effectivement, il y aurait lieu de faire un livret sur ces petits commerces qui se retrouvaient partout sur le territoire des petits villages et villes naissantes comme Saint-Jean-Baptiste, Côte-Saint-Louis et Saint-Louis du Mile-End. Des commerces directement conséquents de l’urbanisation trépidante de ces secteurs de la Ville au tournant du vingtième siècle.
Merci à celles et ceux qui nous racontent la petite histoire de notre quartier.
Merci Gabriel! C’est en effet très inspirant de lire plusieurs vécus divers sur les commerces.
Magnifique travail, bravo!
Merci, ça me touche
Très intéressant, surtout pour moi!
Mon grand-père ayant eu une épicerie coin Marquette et Gilford à partir de 1908 jusqu’en 1950 où la famille dont mon père habitait le 2e étage!
Votre histoire ressemble beaucoup à celle de mon grand-père. J’ai d’ailleurs écrit un texte avec photos sur l’épicerie Pilon sur ce blogue de la SHP.
Merci pour vos commentaires. J’ai lu votre article, très intéressant et touchant. Bravo!
C’est toute une recherche!
Cela mériterait de faire l’objet d’une petite brochure.
Merci! Quelle bonne idée pour la SHP